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La momie reposait au sein d’une crypte, à l’abri des profanateurs et des assassins, momentanément sauvée de la destruction. Mais le débandelettage l’avait privée de ses défenses magiques et de sa capacité à traverser le temps. Peu à peu, sa puissance vitale s’affaiblirait et son âme-oiseau, le ba, n’aurait plus la force de voler vers le soleil et d’y puiser son énergie.

Son sauveur ne disposait que d’une année afin de lui redonner son intégrité originelle et de rétablir l’incorruptibilité du corps osirien qui n’était pas une simple dépouille humaine, mais la réalisation du Grand Œuvre alchimique, « l’accomplissement parfait de l’or », la chair des dieux. Tous les éléments dispersés lors de l’horrible spectacle organisé par Belzoni devaient être rassemblés et remis à leur juste place. Il en allait de la survie de cette exceptionnelle momie, chef-d’œuvre des embaumeurs égyptiens.

Chaque jour, le sauveur prononcerait les antiques formules rituelles qui retarderaient l’échéance fatale. Indispensable, la magie du Verbe ne suffirait pas à empêcher un désastre. Si la momie mourait, des forces de destruction la vengeraient. Des forces d’une violence qu’aucun progrès technique ne saurait contrecarrer. Négligeant le monde de l’âme, le monde moderne s’infantilisait et courait à sa perte en ne s’attachant qu’au visible, appendice minuscule de l’invisible.

Le médecin légiste Bolson ne massacrerait plus de momies, le pasteur fanatique hostile à l’Égypte s’était tu à jamais et le vieux lord, désireux de dépecer une nouvelle fois Osiris et de jeter à ses chiens les morceaux de son corps, venait de fournir un aliment de choix à la Dévoreuse, le monstre posté au pied de la balance du jugement des âmes et chargé d’anéantir les individus maléfiques, les condamnant ainsi à une mort définitive.

Le sauveur éleva les mains au-dessus de la tête de la momie. En jaillirent des lignes ondulées, expressions d’une énergie bienfaisante. Elle nourrissait le ka de l’homme endormi au visage souriant, sa puissance créatrice le reliant à celle des dieux. Il fallait conserver ce support, symbole d’éternité et véhicule de l’âme.

Les civilisés du XIXe siècle ne savaient rien de la mort et fort peu de la vie. Adeptes du progrès, ils réduisaient en esclavage une partie de l’humanité. En détruisant les momies au lieu de les préserver, ils coupaient les liens avec l’au-delà et se limitaient à une condition d’insectes périssables.

La tâche du sauveur s’annonçait difficile, voire impossible. Au moment du débandelettage, il ne s’attendait pas à la réapparition d’un être cher, surgissant des profondeurs du passé.

Les momies n’étaient ni des objets ni des vestiges archéologiques. Et celle-là avait bénéficié d’un traitement particulier, lui permettant de résider sur la frontière étroite séparant la vie de la mort. Il revenait au sauveur de l’amener du bon côté en écartant un à un obstacles et dangers.

 

L’examen attentif de la salle d’opération du St. Thomas Hospital n’avait pas procuré à Higgins de nouvel indice. Il décida de poursuivre son enquête en se rendant au domicile des trois victimes qui, heureux hasard, habitaient le West End et dans le même périmètre.

Excellent marcheur, Higgins profita de l’éclairage fourni par les becs de gaz et arpenta les trottoirs récemment pavés. Le Londres de George IV ne cessait de s’étendre, en particulier vers l’ouest où se développaient les beaux quartiers, abritant l’abbaye de Westminster, le Parlement, les ministères, les théâtres, les clubs, les parcs et les belles résidences des aristocrates et des riches. Grâce à l’architecte John Nash, l’urbanisme de la capitale connaissait une sorte d’âge d’or, réservé à ce West End peuplé de demeures imposantes aux porches encadrés de colonnes. Les maisons géorgiennes formaient des terraces, c’est-à-dire des alignements continus témoignant de l’opulence de leurs propriétaires. Nash avait réduit la place du bois en façade, privilégié le style monumental et les lourdes portes, sans dépasser trois étages.

Élément de confort capital, le square, espace vert et clos réservé aux résidents. Eux seuls en possédaient la clé, et nul pouilleux ne pouvait y pénétrer. Des platanes y dispensaient une ombre bienfaisante, et ces jardins privés fournissaient aux nobles, aux banquiers, aux hommes d’affaires et aux médecins l’impression de mieux respirer au cœur d’une ville en forte croissance.

À onze heures du soir, Higgins devait trouver un gîte. L’un de ses amis, appartenant au cercle étroit des têtes pensantes de la Banque d’Angleterre, résidait à deux pas. Conformément à leur code d’honneur, ils se prêtaient assistance en cas de nécessité.

Et le financier l’accueillit à bras ouverts, ne manquant pas d’extraire de sa cave une bouteille de vrai whisky écossais.

 

Tôt matin, Higgins se rendit au domicile du docteur Bolson. Âgée et souffrante, sa sœur aînée mit longtemps à ouvrir et afficha son hostilité. L’inspecteur réussit à l’amadouer, et la chétive personne l’autorisa à explorer l’intérieur austère où elle vivait en compagnie de son frère.

Pas la moindre trace d’une momie.

En revanche, une bibliothèque entière était consacrée aux œuvres des médecins de l’Antiquité. Le légiste avait rassemblé des centaines de dossiers de momies, dus à des voyageurs à la plume souvent incertaine. Des notes, de la main du défunt, résumaient ses analyses et ses projets, au premier rang desquels figurait l’autopsie de la momie de Belzoni.

 

Précédée d’une pelouse admirablement tenue, la résidence du pasteur ne manquait pas d’allure. Sa gouvernante, une Galloise rousse, secouait les paillassons quand Higgins se présenta.

— La police… Vous cherchez quoi ?

— Une momie.

— Cette maison est en deuil, inspecteur, et je n’ai pas envie de plaisanter.

— Me permettez-vous d’entrer ?

— Sûrement pas !

— Alors, préparez une petite valise.

La Galloise lâcha les paillassons.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que je vous emmène en prison.

— Moi, en prison ? Mais je n’ai rien fait de mal !

— Nous vérifierons. Je vous accuse d’obstruction à mon enquête et de dissimulation de preuves, en attendant pire.

— Entrez, inspecteur, et fouillez partout !

La confortable demeure à deux étages comprenait une dizaine de pièces. Deux d’entre elles avaient été converties en oratoire et en chapelle. Des images pieuses ornaient la totalité des murs, y compris ceux de la cuisine et de la salle d’eau. La chambre du religieux réservait une surprise : un dessin grandeur nature de la momie de Belzoni ! De nombreuses aiguilles étaient plantées dans la tête, le cœur, les mains et les pieds de l’Égyptien au visage paisible.

Triturant un mouchoir, la Galloise pleurnichait.

— Qui a découvert le cadavre de votre patron ? demanda Higgins.

— Moi, au petit matin, il y a quinze jours exactement, un dimanche. C’était un homme ponctuel, il prenait son petit déjeuner à sept heures douze précises. Son absence m’a étonnée, j’ai osé pousser la porte de cette chambre. Et là, là, j’ai vu…

Elle éclata en sanglots.

Higgins l’aida à s’asseoir et lui laissa le temps de s’apaiser.

— Le pasteur gisait sur son lit, la tête en sang. Un objet métallique lui transperçait les narines. Je crois… je crois qu’on lui avait vidé le cerveau !

— Un objet comme celui-ci ? interrogea l’inspecteur en lui montrant un crochet en bronze.

— Exactement le même !

— Qu’est-il devenu ?

— Le croque-mort l’a jeté. L’église a ordonné l’enterrement dès le lendemain, et l’on a annoncé que le pasteur avait succombé à une fluxion de poitrine. Quelle tristesse ! Depuis sa visite à l’exposition, il était obsédé par cette momie, au point de jeter un sort à quiconque s’entichait de l’ancienne Égypte. Ça devait mal finir, forcément. Pourquoi n’arrête-t-on pas l’assassin ?

— Le connaîtriez-vous ? s’étonna Higgins.

— Bien sûr, mais la police m’a ordonné de me taire ! Sinon, ce serait la prison.

— À moi, vous pouvez parler.

La Galloise fronça les sourcils.

— Et si c’était un piège ? Vous appartenez à la police !

— Je n’ai qu’un but : mettre le coupable sous les verrous.

La gravité du ton impressionna la gouvernante.

— J’ai peut-être tort, mais je vous fais confiance. L’assassin est un médecin légiste, le docteur Bolson.

— Des preuves ?

— Deux jours avant le drame, je leur ai servi un dîner qui s’est terminé en pugilat ! Le pasteur avait invité le légiste pour lui interdire d’autopsier la momie. D’après mon maître, il risquait de libérer des énergies redoutables. La seule solution consistait à la brûler. Le docteur Bolson lui a ri au nez, l’a traité d’obscurantiste et de fou furieux. Comme le pasteur l’a maudit en récitant un psaume de vengeance, le légiste lui a promis qu’il le tuerait plutôt que de le laisser toucher à la momie. Je me souviens encore de ses paroles : « Je vous étranglerai et je viderai votre cerveau d’arriéré ! » Et ce n’était pas une promesse en l’air…

Higgins prit des notes sur son carnet noir.

— Vous êtes le premier à qui je dis tout ce que je sais, inspecteur. Je n’aurai pas d’embêtements, c’est sûr ?

— Soyez tranquille.

L’inspecteur visita la maison du grenier jusqu’à la cave. Aucune trace de la momie disparue.

— Le pasteur n’a pas eu le temps de poster cette lettre, dit la gouvernante en remettant à Higgins un pli cacheté. Je préfère vous la confier. La missive était adressée à Belzoni. Higgins brisa le cachet de cire et lut les dernières lignes écrites par le pasteur :

Comme je vous l’ai déjà annoncé, le châtiment céleste vous frappera si vous ne brûlez pas immédiatement la momie que vous avez sortie des enfers. Seul Jésus-Christ a le droit de ressusciter les morts, pas les magiciens de l’ancienne Égypte. La momie menace la vraie foi. Exécutez-vous, ou bien je prendrai des mesures radicales.

 

Le procès de la momie
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